Hommage à Hubert Nyssen

Hommage à Hubert NyssenHubert Nyssen n’est plus. Il s’est endormi dans la nuit de vendredi à samedi, tirant sur la vie qu’il a si bien (d)écrite, une dernière bouffée de pipe. Il avait participé avec conviction..et humour à l’aventure des « Madeleines de nos auteurs » (ed. Racine 2008) . Nous nous autorisons, en guise d’hommage, à reproduire le texte qu’il avait rédigé pour la circonstance.

LA HAINE DU CHOU-FLEUR

 

Tu les manges, petit, tes choux-fleurs ? J’avais six ans, ou sept, on m’avait envoyé dans un préventorium de l’Assistance publique. L’homme planté derrière moi au réfectoire, on l’appelait Simon, brandissait sa question comme un fouet. Tu les manges, hein, tu les manges ? Je ne trouvais pas de mots pour lui dire la nausée que me donnait la bouillie que nous avions dans nos écuelles. Tu les manges ? J’ai fait non de la tête, Simon m’a saisi par les cheveux pour me tirer le crâne vers l’arrière et, me coinçant d’un genou dans le dos, il a introduit entre mes dents une cuiller pleine du puant brouet qui m’a ruisselé sur le menton et dans le cou. Je me suis débattu, il a recommencé, je recrachais encore. J’eus droit à la raclée. Ce jour-là, Simon m’a injecté pour la vie la haine du chou-fleur.

Pour la vie ? La mienne est constellée de coïncidences comme d’étoiles filantes la nuit des Perséides. L’une d’elles me fit un jour découvrir à Chaillot, dans les années soixante, que la haine du chou-fleur avait un sens plus grave que je ne pensais. Jean Vilar avait mis en scène La résistible ascension d’Arturo Ui, la pièce de Bertold Brecht dont le sinistre héros contraint les détaillants de Chicago, par force et violences, d’acheter leurs choux-fleurs aux producteurs alors en difficulté. Que le chou-fleur eût ainsi à voir avec Hitler me fut une révélation. En le choisissant de manière symbolique pour stigmatiser “la bête immonde”, Brecht me révélait pourquoi dans les années trente j’avais pris en haine ce légume, et il jetait une lumière soudaine sur les circonstances dans lesquelles, au préventorium, un misérable Arturo Ui m’avait forcé à ingurgiter du chou-fleur comme son modèle brechtien en avait imposé l’achat aux détaillants chicagolains.

Nombre d’années plus tard, un soir, dans un petit bourg de Provence, une accorte maîtresse de maison, belle comme l’Arlésienne, posa devant moi une assiette. Consommé de chou-fleur, murmura-t-elle avec un sourire complice. Après un instant de stupeur, je me ressaisis, quarante ans avaient passé, le moment était sans doute venu de me débarrasser d’un infantile préjugé et d’admettre que, sous cette forme, avec cette couleur et préparé par une séductrice aux hanches si désirables, le chou-fleur était devenu consommable. Mais à peine en avais-je mis une goutte sur la langue, la révulsion revint, Arturo Ui reparut sous les traits de Simon, la nausée de jadis me reprit. Je pris la fuite.

Pour raconter ces souvenirs j’avais épinglé devant moi la photo d’un chou-fleur. Avec son cache-col de verdure fanée, ce légume est aussi grotesque qu’une gargouille. Et puis, ses inflorescences d’un blanc jaunasse ressemblent aux dégueulis pétrifiés de Gargantua que je vis un jour dans une cave de Chinon. Nous sommes irréconciliables, le chou-fleur et moi. Si d’aventure j’en retrouve un sur mon chemin, qu’il soit géant de Naples, demi-dur de Paris ou hâtif d’Erfurt, c’est promis, c’est juré, je l’enverrai valser d’un coup de pied à la Zidane.

 

 

 

© Hubert Nyssen

copyright photo: Bruno Nuttens