Laisse aller ton serviteur

Je vous l’annonçai, voici peu : ce premier roman est un bijou de lecture.

Il s’ancre d’un fait vrai:  le voyage initiatique du jeune Johann Sebastian BACH (1685-1750),  âgé de 20 ans en cet hiver 1705 ,  et sa marche de cent lieues (quelque quatre cents kilomètres), d’Arnstadt à Lübeck,  où il rejoint le compositeur et organiste  d’ascendance danoise Dietrich BUXTEHUDE ( +/- 1637-1707)

Et de s’encrer d’une quête, celle des Abendmusiken du compositeur et d’une poétique parfaitement accomplie.

« Le soleil reparaissait dans le ciel d’ardoise. Il faisait un temps de bonté et décidément ce jour était favorable. Johann Sebastian Bach donnait jusqu’ au soir des cours d’orgue à quelques garçons pas trop mal nés. « 

Nimbée de mystère, la découverte d’une partition du Maître de Lübeck,   véritable « miracle » offert à ses oreilles va précipiter le jeune Bach dans un état de fébrilité obsessionnelle. Il n’a dès lors de cesse d’obtenir du Consistoire un congé pour  approcher la vérité de l’oeuvre par la rencontre de son créateur. Il obtient quatre semaines, il  prendra quelque quatre mois.

Et le lecteur d’accompagner ce cheminement initiatique .. et cette « joie pour la multitude » qui demeure bien au-delà de ces pages bienfaisantes:

« Bach était presque joyeux. Il était libéré ! Il pouvait aller dans l’assurance crâne de son génie indisputé, et dans l’hébétude du monde ! » 

Apolline Elter

Laisse aller ton serviteur,  Simon Berger, roman, Ed. Corti, janvier 2020,  116 pp

Billet de ferveur 

AE : ce roman nous offre un aperçu de la jeunesse de Jean-Sébastien Bach, de la genèse de son génie.  L’élève a donc dépassé le maître… de Lübeck :

Simon Berger : Pour la postérité, sans aucun doute : Bach, mort dans l’oubli, jouit depuis sa « résurrection » par Mendelssohn (encore toute une histoire…) d’une renommée aussi méritée qu’universelle. Il n’en va pas de même de Buxtehude : bien connue des organistes ou des spécialistes de musique baroque, sa musique n’a pas réussi à dépasser les cercles mélomanes. C’est évidemment regrettable, je ne vais pas dire le contraire ! Quant à savoir si l’élève Bach a dépassé le maître Buxtehude en talent, l’amour immodéré que je leur porte à tous les deux m’interdit de trancher. Bien sûr, Bach a objectivement, je veux dire techniquement, explosé tous les records. Mais il faut se dire aussi que Bach n’aurait pas été tout à fait Bach sans Buxtehude. Bach a construit sa propre « manière » à partir des acquis de la « manière » de Buxtehude,  il a tiré des leçons importantes de la musique du maître de Lübeck. Sans doute en a-t-il tiré de plus édifiantes encore de son voyage à pied pour le rencontrer…

AE : un roman tout entier tourné vers la gratitude, la dette que contracte le jeune homme vis-à-vis du compositeur des Abendmusiken.  Il est question de transmission, d’une sorte de filiation :

Simon Berger  : Oui, c’est sans doute le cœur du livre. Comme toute transmission, comme tout lien de filiation, la relation de Buxtehude et de Bach est fondamentalement verticale. D’ailleurs, quand Bach va d’Arnstadt à Lübeck, il se dirige vers le nord, on pourrait dire qu’il « monte » à Lübeck : sa marche a tout d’une ascension. Et cette ascension lui apprendra de qui il descend : elle lui donnera un père spirituel, ou plutôt elle le confirmera dans l’intuition qui lui a révélé que Buxtehude était son maître. Cette intuition que Bach a eue en lisant la partition, la rencontre avec Buxtehude vient l’incarner définitivement. Comme je le disais, la manière, le style de Bach n’est pas né de rien ; tout artiste, même génial, a sa généalogie intime. Les peintres et les sculpteurs commencent généralement par travailler dans l’atelier d’un grand. Il n’y a pas d’équivalent aussi marqué chez les compositeurs, qui se rapprochent en cela des écrivains : ce sont des solitaires, des animaux farouches. Mais Buxtehude adoube Bach plus sûrement encore qu’un peintre son apprenti lorsqu’il l’embauche dans son atelier ; et Bach, oui, en éprouve pour lui une gratitude immense, et peut-être plus pure aussi que celle de l’apprenti pour le peintre, parce qu’il n’a pas, comme cet apprenti, à s’occuper des basses besognes que le maître dédaigne. Buxtehude n’a rien à faire pour adouber Bach : il l’a déjà reconnu comme son égal. Ce n’est pas un vassal, ni un apprenti, ni un épigone, mais un pair, quelque chose comme un collègue de travail. Pour être le maître de Bach, Buxtehude n’a pas besoin d’en être le directeur. Descendance, ici, n’est pas condescendance.

AE : la musique est-elle la meilleure expression de la prière et de la gratitude envers le divin ?

Simon Berger  : C’est une question magnifique, d’autant plus magnifique sans doute que la réponse m’échappe complètement. Faut-il vraiment qu’une expression particulière de notre gratitude à l’égard du divin – allez, disons-le, à l’égard de Dieu – soit meilleure que les autres ? Dans le genre, une cathédrale gothique ou les Tapisseries de Péguy ne sont pas indignes des plus belles pages de Bach ! J’imaginerais plutôt que toute expression artistique qu’anime une foi concourt à exalter l’objet de sa foi avec ses propres moyens. La musique a sa puissance propre : elle touche irrésistiblement, elle est animée, son rythme respire et résonne, elle n’a pas besoin de parler pour s’exprimer. Elle crie. Ce n’est sans doute pas un hasard si les compositeurs ont tant aimé mettre en musique le De profundis clamavi, chant de notre condition qui cherche à retrouver le fil vertical qui la relie à son Créateur. Dans la Bible, on chante à toutes les pages ; la langue biblique elle-même a une scansion très élaborée d’un point de vue musical. Le chant est le cri à la fois de l’individu et du groupe : il faut des individus pour faire une chorale, l’addition des voix particulières fait la masse du chœur. N’est-ce pas cela, une Église ? Une multitude de bouches singulières qui se mettent à chanter d’une seule voix ? La musique – du moins c’est l’effet qu’elle me fait – nous touche en personne et nous démultiplie en même temps. On s’y oublie et on s’y découvre. En cela, elle a toute sa place en religion. Pour s’en convaincre, il suffit de se taire, et d’écouter.

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