L’homme qui lisait des livres

« Tu n’as pas encore déclenché ton appareil. Tu crains de briser un moment de grâce. Il y a tout dans cette scène. Tout ce que Gaza est devenue. Un vieux libraire accroché encore à ses bouquins, qui lit à deux pas des ruines. »

Tandis qu’il déambule, en 2014, dans les rues de Gaza, Julien Desmanges, photographe de presse, a le regard happé par le spectacle d’un libraire âgé, « le nez plongé dans un ouvrage.

Son nez s’invite lui aussi car « l’échoppe dégage une odeur unique. (…), parfum de vieux papier, de livres oubliés, de poussière immuable qui semble flotter partout. L’air chargé d’une mémoire, celle des pages laissées trop longtemps loin de la lumière. »

La conversation s’engage entre Julien et Nabil Al Jaber, le libraire, presque octogénaire, offrant un véritable condensé de sagesse, résistance, résilience livresque en une terre chroniquement martyrisée, frappant les Palestiniens d’exils et de séjours en camps incessants.

« J’ai commencé à grandir dans ce désastre. J’ai passé toute ma prime enfance entre des cris et des soupirs. J’ai poussé au milieu de silhouettes usées, de visages tannés par le soleil et le sel de leurs propres larmes. »

Partant, tel un médecin des âmes, Nabil prescrit des lectures à ses semblables, offrant les livres qui panseront leurs blessures.

« Certains esprits chagrins rappelaient qu’Israël avait occupé la bande de Gaza en 1956 et ne l’avait quittée que sur pression des grandes puissances. »

Pire encore: « Toute leur vie, bien des Palestiniens n’auront connu que ce traitement. Et toute leur vie également, bien des Israéliens ne se seront représenté les Palestiniens que comme des terroristes. Ces images inversées expliquent l’impossible réconciliation. Alors comment a-t-on fait pour tenir ainsi tant d’années ? On s’habitue à tout peut-être. » 

Frappé de deuils successifs, Mourid, son fils d’onze ans, Hiam, sa femme et d’un emprisonnement de vingt ans, Nabil a jugulé sa détresse par l’ouverture d’une librairie.

Il lui fallait transmettre à Julien ce qu’exprimera la photographie qu’il l’autorise désormais à prendre de lui:

 » Il s’arrête. Il te touche la main, et avec douceur il te dit : « Prenez-la donc, votre photo du vieux Nabil Al Jaber. Perdu au milieu de ses livres, comme il l’est dans ce monde absurde, enragé, inhumain. « 

Revenu à Gaza en février 2025, Julien ne trouve plus que poussières et ruines à l’endroit de la librairie

Un témoignage à la fois terrifiant et bouleversant d’humanité.

Apolline Elter

L’homme qui lisait des livres, Rachid Benzine, roman, Ed. Julliard, août 2025, 128 pp

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