Zinc

Zinc.jpg« C’est peut-être même là qu’elle commence, l’histoire de l’homme perdu dans ses pensées devant la fenêtre, avec les gisements de zinc de Germanie auxquels Pline fait allusion. Mais l’histoire ne connaît pas de signal de départ,seulement un entrelacement de bouts de ficelle à travers les siècles, de corde usée, de haillons imbriqués. »

On dirait une fable; c’est un récit Il repose sur des faits avérés, peu connus, hallucinants: la constitution, en 1816,  d »une curiosité de Droit national , minuscule zone neutre,  jouxtant les frontières des Pays-Bas et Prusse, baptisée Moresnet-Neutre, actuelle commune belge,  Kelmis ou, si vous préférerez,  La Calamine, de son appellation franzôsisch.

La faute à qui donc, la faute à Napoléon…..

 Défaite de Napoléon à Waterloo (1815), Congrès de Vienne (1816) redessinent les frontières de la Prusse et des Pays-Bas; le village de Moresnet est l’enjeu de tous les débats, il se voit coupé en trois, réparti entre Prusse, Pays-Bas et une zone minière particulièrement convoitée, Kelmis, riche d’une mine de zinc. Or le XIXe siècle, Paris, Haussmann et compagnie sont particulièrement friands de ce minerai léger et malléable. Il est donc décidé de doter Kelmis d’un statut neutre et temporaire, de baptiser la zone « Moresnet-Neutre ». Elle conservera le statut près d’un siècle, un an après l’entrée en guerre de 1914.

 » (…), le 27 juin 1915, l’occupant décrétait que Moresnet serait désormais du ressort exclusif des autorités allemandes. Cette situation devait durer trois ans. »

Fief de la société Vieille-Montagne (Altenberg), fondée en 1837, le territoire va prospérer. Les directeurs de la célèbre entreprise, dont un certain Saint-Paul de Sinçay (père) ,  « maire » de ‘l’entité, ont particulièrement à coeur de soigner leurs administrés, créant une sorte d’utopie de gestion sociale et de personnel,  avec création d’école, souci du bien-être, du bien vivre général. Eldorado de vente d’alcool, Moresnet-Neutre devient aussi foyer actif de pratique de l’esperanto.

Cette singularité historique, David Van Reybrouck a décidé de la décrire par la vie emblématique d’un homme,  Emil Pauly,né Joseph Rixen (1903-1971) ,  illustration vivante – si l’on peut dire – du destin mouvementé de l’entité. Conçu d’un amour ancillaire et d’une mère prussienne, Joseph est recueilli par la famille Pauly, changeant conjointement d’identité et de statut national; la guerre 14 lui vaut une nouvelle nationalité; l’Armistice de 1918 le fait Belge: c’est donc sous les drapeaux de sa nouvelle patrie que Joseph effectue son service militaire en 1923 , « cantonné dans une caserne de Krefeld, sur la rive gauche du Rhin.« 

Démobilisé en 1926, Emil épouse Jeanne, une Néerlandaise. Le couple conçoit 11 enfants, 9 garçons et 2 filles.

 L’invasion de la Belgique par Hitler, le 10 mai 1940 aura pour effet immédiat d’annexer au Reich les Cantons de l’Est, en ce compris, Moresnet-Neutre, aux motifs et principe idéologique d’un « retour à la patrie« , d’entraîner la fracture de nombreuses familles.

 » Dans une même famille, on pouvait avoir des garçons qui s’engageaient avec enthousiasme au service du Fürher, tandis que leurs frères se tenaient cachés pendant cinq ans quelque part dans une grange. »

Boulanger, quadragénaire et père d’une famille déjà nombreuse, Emil est mobilisé en 1943, envoyé sur le front en 1944, sous uniforme allemand.. et sera donc fait prisonnier allemand, à la Libération, réquisitionné  par De Gaulle comme main-d’oeuvre au service de la reconstruction de la France

 « Et le voilà, Emil, au milieu de soldats allemands et d’anciens nazis, lui qui a donné à son fils le prénom du roi des Belges, et dont la femme a refusé la Mutterkreuz. Le voilà, lui,l’homme qui a participé à l’occupation de l’Allemagne sous l’uniforme belge et à celle de la Belgique sous l’uniforme allemand, lui, l’enfant adultérin, l’homme dont l’identité, tel un bloc de minerai de zinc, a été fondue et refondue si souvent qu’il en est résulté détachement et résignation. Un moderne Job, frappé et éprouvé par l’histoire. Le voilà, Emil, un vieil homme de quarante-deux ans, grelottant et toussant sous une couverture.« 

Souffrant d’une double affection pulmonaire et cardiaque, Emil doit cesser toute activité professionnelle dès 1952.

Nourrissant ce récit court,  dense, prodigieux, de précisions historiques, documentaires et  du fruit de nombreux entretiens, David Van Reybrouck offre à notre culture, à notre réflexion.. une mine d’or.

Une lecture absolument recommandée

Apolline Elter

Zinc, David Van Reybrouck, récit, Ed. Actes-Sud,  nov. 2016, 76 pp