Le mode avion

« Choulier savait que sa vie entière se jouait cet hiver-là. Il devinait que Meinhof et lui pouvaient devenir fous à tant chercher quelque chose dont ils ignoraient la couleur, la forme et jusqu’à l’ombre. »

Etienne Choulier et Stefan Meinhof sont d’éminents linguistes : ils enseignent à la Sorbonne, en ce milieu des années 30.

Distants de quelque cinq ans d’âge, ils deviennent bientôt inséparables et décident, de concert, de tout quitter pour se confiner dans un austère mas des Alpes Maritimes. A Fontan, pour ne rien vous cacher.

Tels Bouvard et Pécuchet, – à la sauce Nunez, diantrement bien dosée   –  les compères se mettent en « mode avion » , se coupent de leurs semblables et de toute once de confort pour se lancer dans des recherches livresques encyclopédiques. Lesquelles se concluent par un autodafé: rien de mieux que de produire  soi-même l’invention  qui changera la face du monde.

Choulier, le premier, conçoit de la sorte une théorie chrono-linguistique proprement révolutionnaire, désormais connue sous le nom de  « Théorème de Choulier »

« C’est ainsi sans doute, sans qu’il faille s’en plaindre ou ronchonner : les hommes sont grands par ce qu’ils cherchent, et petits par ce qu’ils trouvent. »

Meinhof ne sera pas vraiment en reste, de son côté, avec son puissant « appel d’air linguistico-sexuel »

Mais la vie est ainsi faite qu’une impeccable entente peut s’éroder de non-dits, de sourdes rivalités voire d’intellectuelle indélicatesse…

La candeur n’est pas de taille à affronter le vaste monde.

S’il rivalise haut la main avec le roman flaubertien, par sa facture classique, écriture précise, rythme alerte, fluide, descriptions soignées, images d’une grande puissance visuelle, et un tendre désabusement vis-à-vis de ses protagonistes et de la gent humaine – quel bonheur de lecture -, Laurent Nunez ajoute à son récit une subtile dose de fantaisie, un panaché d’humour tout à fait irrésistibles.

Et de prendre le lecteur à témoin, de multiples interventions dans le texte, qui titillent tant l’attention que la curiosité.

On jurerait que le duo a bel et bien existé.

Un GROS coup de coeur de la rentrée de septembre

Apolline Elter

 Le mode avion, Laurent Nunez, roman, Ed Actes-Sud, août 2021, 224 pp

Billet de faveur

 AE : Fustigeant un certain mode d’ermitage  – de confinement  –   votre roman dénonce de la sorte la vanité des savoirs exclusivement académiques.  Inutiles puisqu’ils ne peuvent être partagés ?

Laurent Nunez :J’ai été professeur de Lettres pendant presque dix ans. J’ai même enseigné la rhétorique aux étudiants de première année de droit, à la Sorbonne !  De cela, je garde bien sûr la joie de la transmission, mais aussi un étrange sentiment de sur-place. Chaque année, finalement, je ne faisais que répéter ce que je savais ! C’est cette peur de la monotonie que j’ai refilée à mes deux personnages, Meinhof et Choulier, avec ce vertige qui est mien aussi, mais qui est celui de l’écrivain et non du professeur : comment faire jaillir du neuf dans un monde si vieux ? Ma solution a été d’écrire un roman un peu fou. Leur solution à eux fut d’inventer deux théories complètement folles…

AE : Quels personnages fictifs ou vrais vous ont inspiré nos compères ?

Laurent Nunez : Il y a beaucoup de moi dans ces deux personnages, mais comme c’est souvent des côtés ridicules, je ne vous dirai pas quoi exactement ! Pour le reste, si on pouvait disséquer ces deux linguistes on verrait tout au fond d’eux ce que j’ai pris chez d’autres : la nonchalance du héros de Musil, dans Un homme sans qualités ; la grande étourderie du professeur Tournesol, chez Hergé ; la folie théorique de Lacan, que j’admire même si je ne le comprends pas toujours ; et l’amitié pleine d’orgueil de Bouvard et Pécuchet bien sûr. Ajoutons que si certains voient la grande inspiration de Flaubert dans certaines pages, c’est Queneau, je pense, qui m’a le plus inspiré. Par son goût du langage, et par sa passion (il en fit même un livre) pour ce qu’il appelait les fous littéraires.

 

 

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